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LA FIN DU VOYAGE

de ce bouclier humain. Ceux qui étaient devant, écrasés entre ceux qui poussaient et ceux qui résistaient, s’exaspéraient d’autant plus que leur situation devenait intolérable ; la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et tous, à mesure qu’ils étaient plus serrés les uns contre les autres, comme un bétail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur pénétrait la poitrine et les reins ; et il leur semblait qu’ils ne formaient qu’un seul bloc ; et chacun était tous, chacun était un géant avec les bras de Briarée. Une vague de sang refluait, par moments, au cœur du monstre à mille têtes ; les regards se faisaient haineux, et les cris meurtriers. Des individus qui se dissimulaient, au troisième ou au quatrième rang, commencèrent à jeter des pierres. Aux fenêtres des maisons, des familles regardaient ; elles se croyaient au spectacle ; elles excitaient la foule, et attendaient, avec un petit frémissement d’impatience angoissée, que la troupe chargeât.

Au milieu de ces masses compactes, à coups de genoux et de coudes, Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le bloc vivant s’entrouvrait, un instant, pour les laisser passer, et se refermait aussitôt derrière eux. Christophe jubilait. Il avait complètement oublié que, cinq