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LA FIN DU VOYAGE

Christophe s’absorbait dans son travail. Parfois, quand il était las d’écrire, il se levait brusquement et allait au piano ; il jouait, non pas ce qu’il avait écrit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors se passait un phénomène étrange. Tandis que ce qu’il écrivait était conçu dans un style qui rappelait ses œuvres antérieures, ce qu’il jouait paraissait d’un autre homme. C’était un monde au souffle rauque et déréglé. Il y avait là un égarement, une incohérence violente ou brisée, qui ne rappelait en rien la puissante logique et l’ordre qui régnaient dans le reste de sa musique. Il semblait que ces improvisations irréfléchies, qui échappaient à l’œil de la conscience, qui jaillissaient de la chair plus que de la pensée, comme un cri d’animal, révélassent un déséquilibre de l’âme, un orage qui se préparait dans les profondeurs de l’avenir. Christophe ne s’en apercevait pas ; mais Olivier écoutait, regardait Christophe, et il était vaguement inquiet. Dans son état de faiblesse, il avait une pénétration singulière, une vue lointaine : il apercevait des choses que nul autre ne remarquait.

Christophe, plaquant un dernier accord, s’arrêta en sueur, un peu hagard ; il regarda Olivier avec des yeux encore troubles, se