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LA FIN DU VOYAGE

bourg d’une ville du nord de la France ; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d’eux l’épousa, parce qu’elle avait quelques sous ; il la battait, se soûlait. Françoise avait une sœur plus âgée, qui était servante dans l’auberge ; elle s’épuisait à la tâche ; le patron en avait fait sa maîtresse, au su et au vu de la mère ; elle était phtisique ; elle était morte. Françoise avait grandi au milieu des coups et des ignominies. C’était une enfant blême, bilieuse, concentrée, avec une petite âme ardente et sauvage. Elle voyait sa mère et sa sœur pleurer, souffrir, se résigner, s’avilir, mourir. Et elle avait la volonté enragée de ne pas se résigner, d’échapper à ce milieu infâme ; elle était une révoltée, d’instinct ; à certaines injustices, elle avait des crises de nerfs ; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n’y arriva pas : à peine avait-elle commencé qu’elle ne voulait plus, elle avait peur d’y trop bien réussir ; et tandis qu’elle étouffait déjà et qu’elle se hâtait de dénouer la corde avec ses doigts crispés et maladroits, se convulsait en elle un désir furieux de vivre. Et puisqu’elle ne pouvait pas s’évader par la mort, — (Christophe souriait tristement, se rappelant des