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LES AMIES

ment, son bonheur avait encore la force de s’exprimer en de gracieuses poésies. Puis, cela même lui sembla vain : c’était du temps volé à l’amour. Et Jacqueline, comme lui, s’acharnait à détruire toute autre raison de vivre, à tuer l’arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d’amour. Ainsi, ils s’annihilèrent tous deux dans le bonheur.


Hélas ! on s’accoutume si vite au bonheur ! Quand le bonheur égoïste est le seul but à la vie, la vie est bientôt sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s’en passer. Et comme il faut bien qu’on s’en passe !… Le bonheur est un instant du rythme universel, un des pôles entre lesquels oscille le balancier de la vie : pour arrêter le balancier, il faudrait le briser…

Ils connurent « cet ennui du bien-être, qui fait extravaguer la sensibilité ». Les douces heures se ralentirent, s’alanguirent, étiolées, comme des fleurs sans eau. Le ciel était toujours aussi bleu ; mais ce n’était plus l’air léger du matin. Tout était immobile ; la nature se taisait. Ils étaient seuls, comme ils l’avaient désiré. — Et leur cœur se serra.

Un sentiment indéfinissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut.