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DANS LA MAISON

une mère qu’il était impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de métiers, voyagé beaucoup en France. Avec une volonté admirable de s’instruire, il s’était formé seul, au prix d’efforts inouïs ; il lisait tout : histoire, philosophie, poètes décadents ; il était au courant de tout : théâtre, expositions, concerts ; il avait un culte attendrissant de l’art, de la littérature, de la pensée bourgeoise : elles le fascinaient. Il était imbibé de l’idéologie vague et brûlante qui faisait délirer les bourgeois des premiers temps de la Révolution. Il croyait avec certitude à l’infaillibilité de la raison, au progrès illimité, — quo non ascendam ? — à l’avènement prochain du bonheur sur la terre, à la science omnipotente, à l’Humanité-Dieu, et à la France, fille aînée de l’Humanité. Il avait un anticléricalisme enthousiaste et crédule qui lui faisait assimiler la religion, — surtout le catholicisme, — à l’obscurantisme, et qui voyait dans le prêtre l’ennemi-né de la lumière. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa tête. Il était humanitaire d’esprit, despotique de tempérament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son éducation, et, dans la conversation, il était très prudent ; il faisait son profit de tout ce qu’on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil : cela l’humiliait ; or, quelles que fussent son intelligence et