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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

Il touchait là une corde sensible. Ce vieillard, détaché de tout, sans amis, avait le culte de l’amitié ; la grande affection de sa vie avait été une amitié qui l’avait laissé en chemin : c’était son trésor intérieur ; quand il y pensait, il se sentait meilleur. Il avait fait des fondations, au nom de son ami. Il avait dédié des livres à sa mémoire. Les traits que lui raconta Mooch de la tendresse mutuelle de Christophe et d’Olivier l’émurent. Son histoire personnelle avait quelque ressemblance avec celle-ci. L’ami qu’il avait perdu avait été pour lui une sorte de frère aîné, un compagnon de jeunesse, un guide qu’il idolâtrait. C’était un de ces jeunes Juifs, brûlés d’intelligence et d’ardeur généreuse, qui souffrent du dur milieu qui les entoure, qui se sont donné pour tâche de relever leur race, et, par leur race, le monde, qui se dévorent eux-mêmes, qui se consument de toutes parts et flambent, comme une torche de résine, en quelques heures. Sa flamme avait réchauffé l’apathie du petit Weil. Il l’avait soulevé de terre. Tant que l’ami avait vécu, Weil avait marché à ses côtés, dans l’auréole de foi lumineuse et stoïque, — foi dans la science, dans le pouvoir de l’esprit, dans le bonheur futur, — que rayonnait autour d’elle cette âme messianique. Après qu’elle l’eut laissé seul, Weil, faible et ironique, s’était laissé couler des hauteurs de cet idéalisme dans les sables de l’Ecclésiaste, que porte en elle toute intelligence juive, et qui sont