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ANTOINETTE

maladif. Il n’en avait pas conscience : il croyait que tout le monde était comme lui ; et ce petit bonhomme de dix ans, pendant ses récréations, au lieu de jouer dans le jardin, s’enfermait dans sa chambre, et, en grignotant son goûter, il écrivait son testament.

Il écrivait beaucoup. Il s’acharnait à écrire son journal, chaque soir, en cachette, — il ne savait pourquoi, car il n’avait rien à dire, et il ne disait rien que des niaiseries. Écrire était chez lui une manie héréditaire, ce besoin séculaire du bourgeois de province française, — la vieille race indestructible — qui, chaque jour, écrit pour lui, jusqu’au jour de sa mort, avec une patience idiote et presque héroïque, les notes détaillées de ce qu’il a, chaque jour, vu, dit, fait, entendu, mangé et bu. Pour lui. Pour personne autre. Personne ne le lira jamais : il le sait ; et lui-même ne se relit jamais.