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Jean-Christophe

ment sur la béquille du temps fort !… Pour jouir de l’Océan, vous auriez besoin de le mettre dans un bocal, avec des poissons rouges. Vous ne comprenez la vie, que quand vous l’avez tuée. »

S’il n’était pas tendre pour les « empailleurs », ainsi qu’il les nommait, il l’était moins encore pour les écuyers de cirque de l’orchestre, pour les Kapellmeister illustres qui venaient en tournée faire admirer leurs ronds de bras et leurs mains fardées, ceux qui exerçaient leur virtuosité sur le dos des grands maîtres, s’évertuaient à rendre méconnaissables les œuvres les plus connues, et faisaient des cabrioles à travers le cerceau de la Symphonie en ut mineur. Il les traitait de vieilles coquettes, de primadonnas de l’orchestre, de tziganes et de danseurs de cordes.

Les virtuoses lui fournissaient naturellement une riche matière. Il se récusait quand il avait à juger leurs séances de prestidigitation. Il disait que ces exercices de mécanique étaient du ressort du Conservatoire des Arts et Métiers, et que ce n’était pas une critique musicale, mais des graphiques enregistrant la durée, le nombre des notes, et l’énergie dépensée, qui pouvaient évaluer le mérite de ces travaux. Parfois, il mettait au défi un virtuose célèbre du piano, qui venait de surmonter, dans un concert de deux heures, les difficultés les plus formidables, le sourire sur les lèvres, et la mèche sur les yeux, — d’exécuter un andante enfantin de Mozart. — Certes, il ne méconnaissait point le plaisir de la difficulté vaincue. Lui aussi l’avait goûté : c’était pour lui une des joies de la vie. Mais n’en voir que le côté le plus matériel, et finir par y réduire tout l’héroïsme de l’art, lui paraissait grotesque et dégradant. Il ne pardonnait pas aux « lions », ou aux « panthères du piano ». — Mais il n’était pas non plus très indulgent pour les braves pédants, célèbres en Allemagne, qui, justement soucieux de ne point altérer le texte des maîtres, répriment avec soin tout élan de la pensée, et, comme E. d’Albert et H. de Bülow, quand ils disent une

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