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Jean-Christophe

tienté par ses observations, il le lui dit, avec une emphase naïve, elle commença par hausser les épaules : elle ne le prit pas au sérieux. Elle voyait là de grands mots, comme ceux qu’elle était habituée à entendre dire à son frère, qui, périodiquement, annonçait des résolutions absurdes et sublimes, qu’il se gardait bien de mettre à exécution. Puis, quand elle vit que Christophe était vraiment dupe de ces mots, elle jugea qu’il était fou, et elle ne s’intéressa plus à lui.

Dès lors, elle ne se donna plus aucune peine pour paraître à son avantage, et elle se montra ce qu’elle était : beaucoup plus Allemande, et Allemande moyenne, qu’elle ne semblait d’abord, et que peut-être elle ne pensait. — On reproche, bien à tort, aux Israélites de n’être d’aucune nation et de former d’un bout à l’autre de l’Europe un seul peuple homogène et imperméable aux influences des peuples différents chez qui ils sont campés. En réalité, il n’est pas de race qui prenne plus facilement l’empreinte des pays où elle passe ; et s’il y a bien des caractères communs entre un Israélite français et un Israélite allemand, il y a bien plus encore de caractères différents, qui tiennent à leur nouvelle patrie, dont ils épousent, avec une rapidité incroyable, les habitudes d’esprit : plus encore, à vrai dire, les habitudes que l’esprit. Mais l’habitude, qui est une seconde nature chez tous les hommes, étant chez la plupart la seule et unique nature, il en résulte que la majorité des citoyens autochtones d’un pays seraient fort mal venus à reprocher aux Israélites le manque d’un esprit national, profond et raisonné, qu’ils n’ont eux-mêmes à aucun degré.

Les femmes, toujours plus sensibles aux influences extérieures, plus promptes à s’adapter aux conditions de la vie et à varier avec elles, — les femmes d’Israël prennent par toute l’Europe, souvent avec exagération, les modes physiques et morales du pays où elles vivent, — sans perdre toutefois la silhouette et la saveur trouble, lourde, obsédante, de leur race. — Christophe en était frappé. Il rencontrait chez les

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