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Christophe emportait, de son côté, l’admiration de Judith Mannheim. Il n’était pourtant pas épris, comme le croyait Judith. Tous deux, — elle avec sa finesse, lui avec son instinct qui lui tenait lieu d’esprit, — se méprenaient également l’un sur l’autre. Christophe était fasciné par l’énigme de cette figure et par l’intensité de sa vie cérébrale ; mais il ne l’aimait pas. Ses yeux et son intelligence étaient pris : son cœur ne l’était pas. — Pourquoi ? — Il eût été assez difficile de le dire. Parce qu’il entrevoyait en elle quelque chose de douteux et d’inquiétant ? — En d’autres circonstances, c’eût été là pour lui une raison de plus d’aimer : l’amour n’est jamais plus fort que quand il sent qu’il va à ce qui le fera souffrir. — Si Christophe n’aimait pas Judith, ce n’était la faute ni de l’un, ni de l’autre. La vraie raison, assez humiliante pour tous deux, c’est qu’il était trop près encore de son dernier amour. L’expérience ne l’avait pas rendu plus sage. Mais il avait tant aimé Ada, il avait dans cette passion tant dévoré de foi, de force, et d’illusions, qu’il ne lui en restait plus assez, en ce moment, pour une nouvelle passion. Avant qu’une autre flamme s’allumât, il fallait qu’il se refît dans son cœur un autre bûcher : d’ici là, ce ne pouvaient être que quelques feux passagers, des restes de l’incendie, échappés par hasard, qui ne demandaient qu’à brûler, jetaient une lueur éclatante et brève, et s’éteignaient, faute d’aliment. Six mois plus tard, peut-être, il eût aimé Judith aveuglément.

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