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Jean-Christophe

un enfant, cela passait, les bornes ! Ce qui était bon à douze ans ne l’était plus à vingt ; et il espérait bien n’en pas rester là, changer encore, changer toujours… Les imbéciles qui voudraient arrêter la vie !… Ce qu’il y avait d’intéressant dans ses compositions d’enfance, ce n’étaient pas ses niaiseries d’enfant, c’était la force qui couvait pour l’avenir. Et cet avenir, ils voulaient le tuer !… Non, ils n’avaient rien compris jamais à ce qu’il était, jamais ils ne l’avaient aimé, pas plus hier qu’aujourd’hui ; ils n’aimaient que ce qu’il avait de faible, de vulgaire, ce qui lui était commun avec les autres, non ce qui était lui, vraiment : leur amitié n’était qu’un malentendu…

Il l’exagérait peut-être. Le cas est fréquent de braves gens, incapables d’aimer une œuvre neuve, qui l’aiment sincèrement quand elle a vingt ans de date. La vie nouvelle a une odeur trop forte pour leur tête débile : il faut que l’odeur s’évapore au souffle du temps. L’œuvre d’art ne commence à leur être intelligible que quand elle est recouverte de la crasse des ans.

Mais Christophe ne pouvait admettre qu’on ne le comprit pas quand il était présent, et qu’on le comprît quand il était passé. Il préférait croire qu’on ne le comprenait pas du tout, en aucun cas, jamais. Et il enrageait. Il eut le ridicule de vouloir se faire comprendre, de s’expliquer, de discuter, bien que cela ne servît à rien : il eût fallu réformer le goût du temps. Mais il ne doutait de rien. Il était résolu à faire, de gré ou de force, un nettoyage complet du goût allemand. La possibilité lui en manquait : ce n’était pas en quelques conversations, où il avait peine à trouver ses mots, et où il s’exprimait avec une violence outrée sur le compte des grands musiciens, et même de ses interlocuteurs, qu’il pouvait convaincre personne ; il ne réussissait qu’à se faire quelques ennemis de plus. Il lui eût fallu pouvoir préparer sa pensée à loisir, et forcer ensuite le public à l’entendre…

Et juste, à point nommé, son étoile — sa mauvaise étoile — vint lui en offrir les moyens.