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la révolte

comme elles sont, quoi qu’elle doive en souffrir ? — Il ouvrit donc les œuvres sacrées, il fit donner la dernière réserve, la garde impériale… Dès les premiers regards, il vit qu’elles n’étaient pas plus immaculées que les autres. Il n’eut pas le courage de continuer. À certains moments, il s’arrêtait, il fermait le livre ; comme le fils de Noé, il jetait le manteau sur la nudité de son père…

Il était, après, abattu, au milieu de ces ruines. Il eût mieux aimé perdre un bras que toucher à ses saintes illusions. C’était un deuil dans son cœur. Mais il y avait une telle sève en lui, un tel renouveau de vie, que sa confiance dans l’art n’en était pas ébranlée. Avec la présomption naïve du jeune homme, il recommençait la vie, comme si personne ne l’avait vécue avant lui. Dans la griserie de sa force neuve, il sentait — non sans raison, peut-être — qu’à peu d’exceptions près, il n’y a presque aucun rapport entre les passions vivantes et l’expression que l’art s’est évertué, à en donner. Mais il se trompait en pensant que lui-même était plus heureux ou plus vrai, quand il les exprimait. Comme il était tout plein de ses passions, il lui était aisé de les retrouver au travers de ce qu’il écrivait ; mais personne autre que lui ne les eût reconnues, sous le vocabulaire imparfait dont il les désignait. Beaucoup des artistes qu’il condamnait, étaient dans le même cas. Ils avaient eu et traduit des sentiments profonds ; mais le secret de leur langue était mort avec eux.

Christophe n’était point psychologue, il ne s’embarrassait pas de toutes ces raisons : ce qui était mort pour lui l’avait toujours été. Il revisait tous ses jugements sur le passé avec l’injustice sûre d’elle-même et féroce de la jeunesse. Il mettait à nu les plus nobles âmes, sans pitié pour leurs ridicules. C’était la mélancolie cossue, la fantaisie distinguée, le néant bien pensant de Mendelssohn. C’était la verroterie et le clinquant de Weber, sa sécheresse de cœur, son émotion cérébrale. C’était Liszt, père noble, écuyer de cirque, néo-

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