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Jean-Christophe

vît partir, sa hotte sur le dos, et ses bras nus croisés, courbant l’échine, causant et riant toujours.

Il la retrouva, deux ou trois jours après, au marché de la ville, au milieu des montagnes de carottes, de tomates, de concombres et de choux. Il flânait, regardant la foule des marchandes, qui se tenaient debout, alignées devant leurs paniers, comme des esclaves à vendre. L’homme de la police passait devant chacune d’elles, avec son escarcelle et son rouleau de tickets, recevant une piécette, délivrant un papier. La marchande de café allait de rang en rang, avec une corbeille pleine de petites cafetières. Une vieille religieuse, joviale et rebondie, faisait le tour du marché, deux grands paniers au bras, et, sans humilité, quémandait des légumes, en parlant du bon Dieu. On criait ; les antiques balances, aux plateaux peints en vert, cliquetaient et tintaient, avec un bruit de chaînes ; les gros chiens, attelés aux petites voitures, aboyaient joyeusement, tout fiers de leur importance. Au milieu de la cohue, Christophe aperçut Rébecca. — De son vrai nom, elle s’appelait Lorchen (Éléonore). — Sur son blond chignon, elle avait mis une belle feuille de chou, blanche et verte, qui lui faisait un casque dentelé et ciselé. Assise sur un panier, devant des tas d’ognons dorés, de petites raves roses, de haricots verts, et de pommes rubicondes, elle croquait ses pommes, l’une après l’autre, sans s’occuper de les vendre. Elle ne cessait pas de manger. De temps en temps, elle s’essuyait le menton et le cou avec son tablier, relevait ses cheveux avec son bras, se frottait la joue contre son épaule, ou le nez au dos de sa main. Ou, les mains sur ses genoux, elle faisait passer indéfiniment de l’une à l’autre une poignée de petits pois. Et elle regardait à droite et à gauche, d’un air désœuvré et dilettante. Mais elle ne perdait rien de tout ce qui se faisait autour d’elle ; et, sans en avoir l’air, elle cueillait tous les regards qui lui étaient destinés. Elle vit parfaitement Christophe. Elle avait une façon, en causant avec les acheteurs, de froncer le sourcil

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