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Jean-Christophe

s’était abaissé. Les manières hautaines des officiers, qu’il croisait dans la rue, leur raideur insolente, lui causaient une sourde colère : il affectait de ne point se déranger pour leur faire place : il leur rendait, en passant, l’arrogance de leurs regards. Peu s’en fallut, plus d’une fois, qu’il ne s’attirât une affaire ; on eût dit qu’il la cherchait. Cependant, il était le premier à comprendre l’inutilité dangereuse de pareilles bravades ; mais il avait des moments d’aberration : la contrainte perpétuelle qu’il s’imposait, et ses robustes forces accumulées, qui ne se dépensaient point, le rendaient enragé. Alors, il était prêt à commettre toutes les sottises ; et il avait le sentiment que, s’il restait encore un an ici, il était perdu. Il avait la haine du militarisme brutal, qu’il sentait peser sur lui, de ces sabres sonnant sur le pavé, de ces faisceaux d’armes et de ces canons postés devant les casernes, la gueule braquée contre la ville, prêts à tirer. Des romans à scandale, qui faisaient grand bruit alors, dénonçaient la corruption des garnisons petites et grandes ; les officiers y étaient représentés comme des êtres malfaisants, qui, en dehors de leur métier d’automates, ne savaient qu’être oisifs, boire, jouer, s’endetter, se faire entretenir par leur famille, médire les uns des autres, et, du haut en bas de la hiérarchie, abuser de leur autorité contre leurs inférieurs. L’idée qu’il serait un jour forcé de leur obéir serrait Christophe à la gorge. Il ne pourrait pas, non, il ne pourrait jamais le supporter, se déshonorer à ses yeux, en subissant leurs humiliations et leurs injustices… Il ne savait pas quelle grandeur morale il y avait chez certains d’entre eux, et tout ce qu’ils pouvaient souffrir eux-mêmes : leurs illusions perdues, tant de force, de jeunesse, d’honneur, de foi, de désir passionné du sacrifice, mal employés, gâchés, — le non-sens d’une carrière, qui, si elle est simplement une carrière, si elle n’a point le sacrifice pour but, n’est plus qu’une agitation morne, une inepte parade, un rituel qu’on récite, sans croire à ce qu’on dit…

La patrie ne suffisait plus à Christophe. Il sentait en lui

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