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la révolte

— Maintenant, je crois que je puis m’en aller. On n’a plus besoin de moi.

J’ai essayé de le retenir. Mais il m’a dit :

— Non. Maintenant, il faut que je m’en aille. Je ne peux plus rester.

Tout le monde savait qu’il était comme le Juif errant : il ne pouvait demeurer en place ; on n’a pas insisté. Alors, il est parti ; mais il faisait en sorte de repasser plus souvent par ici ; et c’était, à chaque fois, une grande joie pour Modesta : après chacun de ses passages, elle était toujours mieux. Elle s’est remise au ménage ; son frère s’est marié ; elle s’occupe des enfants ; et maintenant, elle ne se plaint plus jamais, elle a toujours l’air heureuse. Je me demande quelquefois si elle serait aussi heureuse, en ayant ses deux yeux. Oui, ma foi, Monsieur, il y a bien des jours où on se dit qu’il vaudrait mieux être comme elle, et ne pas voir certaines vilaines gens et certaines méchantes choses. Le monde devient bien laid ; il empire, de jour en jour… Pourtant, j’aurais grand peur que le bon Dieu me prît au mot ; et, pour moi, à vrai dire, j’aime encore mieux continuer à voir le monde, tout vilain qu’il est…


Modesta reparut, et l’entretien changea. Christophe voulait repartir, maintenant que le temps était rétabli ; mais ils n’y consentirent pas. Il fallut qu’il acceptât de rester souper et de passer la nuit avec eux. Modesta s’assit auprès de Christophe, et ne le quitta pas de toute la soirée. Il eût voulu causer intimement avec la jeune fille, dont le sort le remplissait de pitié. Mais elle ne lui en offrit aucune occasion. Elle cherchait seulement à l’interroger sur Gottfried. Quand Christophe lui en apprenait certaines choses qu’elle ignorait, elle était contente et un peu jalouse. Elle-même ne racontait rien de Gottfried qu’à regret : on sentait qu’elle ne disait pas tout ; ou, quand elle le disait, elle le regrettait ensuite : ses souvenirs étaient sa propriété, elle n’aimait pas à les

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