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Jean-Christophe

était aveugle. Seulement, il ne lui parlait jamais de ce qu’elle ne pouvait voir ; il lui parlait de tout ce qu’elle pouvait entendre, ou remarquer, dans son état ; et il faisait cela, tout simplement, comme une chose naturelle : on eût dit qu’il était, lui aussi, aveugle. D’abord, elle n’écoutait pas, et continuait de pleurer. Mais le lendemain, elle écouta mieux, et même elle lui parla un peu…

— Et, continuait la mère, je ne sais pas ce qu’il a bien pu lui dire. Car il y avait les foins à faire, et je n’avais pas le temps de m’occuper d’elle. Mais, le soir, quand nous sommes revenus des champs, nous l’avons trouvée qui causait tranquillement. Et depuis, elle a toujours été mieux. Elle semblait oublier son mal. Cependant, de temps en temps, cela la reprenait encore : elle pleurait toute seule, ou bien elle essayait de parler à Gottfried de choses tristes ; mais celui-ci ne semblait pas entendre, ou il ne répondait pas sur ce ton ; il continuait de causer posément, presque gaiement, de choses qui la calmaient et qui l’intéressaient. Il la décida enfin à se promener hors de la maison, d’où elle n’avait plus voulu sortir, depuis son accident. Il lui fit faire quelques pas d’abord autour du jardin, puis des courses plus longues dans les champs. Et elle est arrivée maintenant à se reconnaître partout, et à tout distinguer, comme si elle voyait. Elle remarque même des choses, auxquelles nous ne faisons pas attention ; et elle s’intéresse à tout, elle qui ne s’intéressait, avant, à pas grand chose en dehors d’elle. Cette fois-là, Gottfried s’attarda plus longtemps que d’habitude chez nous. Nous n’osions pas lui demander de remettre son départ ; mais il resta, de lui même, jusqu’à ce qu’il l’eût vue plus tranquille. Et un jour, — elle était là, dans la cour, — je l’ai entendue rire. Je ne peux pas vous dire l’effet que cela m’a fait. Gottfried avait l’air bien content aussi. Il était assis près de moi. Nous nous sommes regardés, et je n’ai pas de honte à vous dire, Monsieur, que je l’ai embrassé, et de bien bon cœur. Alors, il m’a dit :

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