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Jean-Christophe

c’était le grand regret de sa vie. Il avait reporté son besoin d’affection sur ses élèves, auxquels il était attaché, comme un père à ses fils. Il avait trouvé peu de retour. Un vieux cœur peut se sentir très près d’un jeune cœur, et presque du même âge : il sait combien sont brèves les années qui le séparent. Mais le jeune homme ne s’en doute point : le vieillard est pour lui un homme d’une autre époque : au reste, il est absorbé par trop de soucis immédiats, et il détourne instinctivement les yeux du but mélancolique de ses efforts. Le vieux Schulz avait rencontré parfois quelque reconnaissance chez des élèves, touchés par l’intérêt vif et frais qu’il prenait à tout ce qui leur arrivait d’heureux ou de malheureux : ils venaient le voir de temps en temps ; ils lui écrivaient, pour le remercier, quand ils quittaient l’université ; certains lui écrivaient encore, une ou deux fois, les années suivantes. Puis, le vieux Schulz n’entendait plus parler d’eux, sinon par les journaux, qui lui faisaient connaître l’avancement de tel ou tel : et il se réjouissait de leurs succès, comme si c’étaient les siens. Il ne leur en voulait pas de leur silence : il y trouvait mille excuses ; il ne doutait point de leur affection, et prêtait aux plus égoïstes les sentiments qu’il avait pour eux.

Mais ses livres étaient pour lui le meilleur des refuges : ils n’étaient point oublieux, ni trompeurs. Les âmes, qu’il chérissait en eux, étaient maintenant sorties du flot du temps : elles étaient immuables, fixées pour l’éternité dans l’amour qu’elles inspiraient et qu’elles semblaient ressentir, qu’elles rayonnaient à leur tour sur ceux qui les aimaient. Professeur d’esthétique et d’histoire de la musique, il était comme un vieux bois, vibrant de chants d’oiseaux. Certains de ces chants résonnaient très loin, ils venaient du fond des siècles : ils n’étaient pas les moins doux et les moins mystérieux. — Il en était d’autres qui lui étaient familiers et intimes : c’étaient de chers compagnons ; chacune de leurs phrases lui rappelait des joies et des douleurs de sa vie passée,

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