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Il comptait sans la méchanceté des petites villes. Leurs rancunes sont tenaces, — d’autant plus tenaces qu’elles n’ont aucun but. Une bonne haine, qui sait ce qu’elle veut, s’apaise quand elle l’a obtenu. Mais des êtres malfaisants par ennui ne désarment jamais ; car ils s’ennuient toujours. Christophe était une proie offerte à leur désœuvrement. Il était battu, sans doute ; mais il avait l’audace de n’en point paraître accablé. Il n’inquiétait plus personne ; mais il ne s’inquiétait de personne. Il ne demandait rien : on ne pouvait rien contre lui. Il était heureux avec ses nouveaux amis, et indifférent à tout ce qu’on disait ou pensait de lui. Cela ne pouvait se supporter. — Madame Reinhart irritait encore plus. L’amitié qu’elle affichait pour Christophe, à l’encontre de toute la ville, semblait, comme son attitude, un défi à l’opinion. La bonne Lili Reinhart ne défiait rien, ni personne : elle ne pensait pas à provoquer les autres ; elle faisait ce qui lui semblait bon, sans demander l’avis des autres. C’était là la pire provocation.

On était à l’affût de leurs gestes. Ils ne se méfiaient pas assez. L’un extravagant, et l’autre écervelée, ils manquaient de prudence, quand ils sortaient ensemble, ou même, à la maison, quand, le soir, ils causaient et riaient, accoudés au balcon. Ils se laissaient aller innocemment à une familiarité de paroles et de manières, qui devait fournir sans peine un aliment à la calomnie.

Un matin, Christophe reçut une lettre anonyme. On l’accusait, en termes bassement injurieux, d’être l’amant de

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