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Jean-Christophe

que c’était de lui. Puis, quand ils avaient bien admiré, il leur disait ce qui en était. Alors, ils se défiaient ; et, depuis, quand Christophe prenait des airs mystérieux pour leur jouer un morceau, ils s’imaginaient qu’il voulait encore les attraper ; et ils le critiquaient. Christophe les laissait dire, faisait chorus avec eux, convenait que cette musique ne valait pas le diable, puis, brusquement, s’esclaffait :

— Cré coquins ! Comme vous avez raison !… C’est de moi !

Il était heureux, comme un roi, de les avoir trompés. Madame Reinhart, un peu vexée, venait lui donner une petite tape ; mais il riait de si bon cœur, qu’ils riaient avec lui. Ils ne prétendaient pas à l’infaillibilité. Et comme ils ne savaient plus sur quel pied danser, Lili Reinhart avait pris le parti de tout critiquer, et son mari de tout louer : ainsi, ils étaient bien sûrs que l’un des deux serait toujours de l’avis de Christophe.

Au reste, c’était moins le musicien qui les attirait en Christophe, que le bon garçon, un peu toqué, très affectueux et très vivant. Le mal qu’ils avaient entendu dire de lui les avait plutôt disposés en sa faveur : comme lui, ils étaient oppressés par l’atmosphère de la petite ville ; comme lui, ils étaient francs, ils jugeaient par eux-mêmes, et ils le regardaient comme un grand enfant, pas très habile dans la vie, et victime de sa franchise.

Christophe ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur ses nouveaux amis ; et il était un peu mélancolique de se dire qu’ils ne comprenaient pas le plus profond de son être, que jamais ils ne le comprendraient. Mais il était tellement sevré d’amitié, et il en avait tant besoin, qu’il leur avait une gratitude infinie de vouloir bien l’aimer un peu. L’expérience de cette dernière année l’avait instruit : il ne se reconnaissait plus le droit d’être difficile. Deux ans plus tôt, il n’eût pas été si patient : il se rappelait, avec un remords un peu amusé, sa sévérité à l’égard des braves et ennuyeux

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