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la révolte

quand il lui fallait seriner à sa classe, pour le prochain concert, un chœur insipide ! — (Car on ne lui laissait même pas le choix de son programme : on se défiait de son goût). — On peut croire qu’il y mettait peu de zèle. Il s’obstinait pourtant, silencieux, renfrogné, ne trahissant sa fureur intime que par quelque coup de poing sur la table, qui faisait ressauter les élèves. Mais parfois, la pilule était trop amère : il n’y pouvait plus tenir. Au milieu du morceau, il interrompait ses chanteurs :

— Ah ! laissez cela ! laissez cela ! Je vais vous jouer plutôt du Wagner.

Ils ne demandaient pas mieux. Ils jouaient aux cartes derrière son dos. Il s’en trouvait toujours un pour rapporter la chose au directeur ; et Christophe s’entendait rappeler qu’il n’était pas là pour faire aimer la musique à ses élèves, mais pour la leur faire chanter. Il recevait les semonces en frémissant ; mais il les acceptait : il ne voulait pas rompre. — Qui lui eût dit, il y avait quelques années, quand sa carrière s’annonçait brillante et assurée, (alors qu’il n’avait rien fait), qu’il en serait réduit à ces humiliations, dès l’instant qu’il commencerait à valoir quelque chose ?

Parmi les souffrances d’amour-propre, que lui causa sa charge à l’institution, une des moins pénibles pour lui ne fut pas la corvée des visites obligatoires à ses collègues. Il en fit deux, au hasard ; et cela l’ennuya tellement qu’il n’eut pas le courage de continuer. Les deux privilégiés ne lui en surent aucun gré ; mais les autres se jugèrent personnellement offensés. Tous regardaient Christophe comme leur inférieur, en situation et en intelligence ; et ils prenaient avec lui des manières protectrices. Il en était accablé, par moments : car ils avaient l’air si sûrs d’eux-mêmes et de l’opinion qu’ils avaient de lui, qu’il lui arrivait de la partager ; il se sentait stupide auprès d’eux : qu’eût-il pu trouver à leur dire ? Ils étaient pleins de leur métier, et ne voyaient rien au-delà. Ils n’étaient pas des hommes. Si, du moins, ils

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