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Libre ! Il se sentait libre !… Libre des autres et de lui-même ! Le réseau de passions, dont il était lié depuis un an, venait brusquement de se rompre. Comment ? Il n’en savait rien. Les mailles avaient cédé à la poussée de son être. C’était une de ces crises de croissance, où les natures robustes déchirent violemment l’enveloppe morte de l’an passé, l’âme ancienne où elles étouffent.

Christophe respirait à pleins poumons, sans bien comprendre ce qui était arrivé. Un tourbillon de bise glacée s’engouffrait sous la grande porte de la ville, quand il rentra, venant d’accompagner Gottfried. Les gens baissaient la tête contre l’ouragan. Les filles qui allaient à l’ouvrage luttaient avec dépit contre le vent qui se jetait dans leurs jupes ; elles s’arrêtaient un moment pour souffler, le nez et les joues rouges, l’air rageur ; elles avaient envie de pleurer. Christophe riait de joie. Il ne pensait pas à la tourmente. Il pensait à l’autre tourmente, dont il venait de sortir. Il regardait le ciel d’hiver, la ville enveloppée de neige, les gens qui passaient en luttant ; il regardait autour de lui, en lui : rien ne le liait plus à rien. Il était seul… Seul ! Quel bonheur d’être seul, d’être à soi ! Quel bonheur d’avoir échappé à ses chaînes, à la torture de ses souvenirs, à l’hallucination des figures aimées et détestées ! Quel bonheur de vivre enfin, sans être la proie de la vie, d’être devenu son maître !…

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