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Jean-Christophe

— Il est trop tard maintenant, dit-il. Ce sera pour demain.

Mais sa mère s’inquiéta :

— Non, non, on ne pouvait pas remettre ainsi un rendez-vous de Son Altesse ; il fallait y aller, tout de suite. Peut-être s’agissait-il d’une affaire importante.

Christophe haussa les épaules :

— Importante ? Comme si ces individus pouvaient avoir quelque chose d’important à vous dire !… Il va m’exposer ses idées sur la musique. Ce sera gai !… Pourvu qu’il ne lui ait pas pris fantaisie de rivaliser avec Siegfried Meyer[1], et qu’il n’ait pas, lui aussi, un Hymne à Ægir à montrer ! Je jure que je ne l’épargnerai pas. Je lui dirai : « Faites donc de la politique. Là, vous êtes le maître : vous aurez toujours raison. Mais dans l’art, prenez garde ! Dans l’art, on vous voit sans panache, sans casque, sans uniforme, sans argent, sans titres, sans aïeux, sans gendarmes ;… et dame ! pensez un peu : qu’est-ce qui restera de vous ?

La bonne Louisa, qui prenait tout au sérieux, leva les bras au ciel :

— Tu ne diras pas cela !… Tu es fou ! Tu es fou !…

Il s’amusait à l’inquiéter, en abusant de sa crédulité, jusqu’à ce que la dose de l’extravagance fût si forte que Louisa finît par comprendre qu’il se moquait d’elle. Elle haussait les épaules :

— Tu es trop bête, mon pauvre garçon !

Il l’embrassa en riant. Il était de magnifique humeur : il avait trouvé, dans sa promenade, un beau thème musical ; et il le sentait s’ébattre en lui, comme un poisson dans l’eau. Il ne voulut point partir pour le château, avant d’avoir mangé : il avait un appétit d’ogre. Louisa veilla ensuite à sa toilette ; car il recommençait à la tourmenter : il prétendait qu’il était bien comme il était, avec ses vêtements usés et ses souliers

  1. Sobriquet, sous lequel les pamphlétaires allemands ont coutume de désigner entre eux S. M. — (Sa Majesté) : — l’empereur.
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