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Jean-Christophe

regardait devant elle, elle ne semblait rien entendre. Louisa s’assoupissait. Elle rentra. Christophe dit qu’il voulait rester encore un peu.

Il était près de dix heures. La rue s’était vidée. Les derniers voisins rentraient l’un après l’autre. On entendait le bruit des boutiques qui se fermaient. Les vitres éclairées clignaient de l’œil et s’éteignaient. Une ou deux s’attardaient encore : elles moururent. Silence… Ils étaient seuls, ils ne se regardaient pas, ils retenaient leur souffle, ils semblaient ignorer qu’ils étaient l’un près de l’autre. Des champs lointains venait le parfum des prairies fauchées, et, d’un balcon voisin, l’odeur d’un pot de giroflées. L’air était immobile. La Voie Lactée coulait au-dessus de leurs têtes. À droite, Jupiter sanglant. Au-dessus d’une cheminée, le Chariot de David inclinait ses essieux ; dans le pâle ciel vert, ses étoiles fleurissaient comme des marguerites. À l’église de la paroisse, onze heures sonnèrent répétées tout autour par les autres églises, aux voix claires ou rouillées, et, dans l’intérieur des maisons, par les timbres assourdis des pendules, ou par les coucous enroués.

Ils s’éveillèrent brusquement de leur songerie, et se levèrent en même temps. Et, comme ils allaient rentrer, chacun de son côté, tous deux ils se saluèrent de la tête, sans parler. Christophe remonta dans sa chambre. Il alluma sa bougie, s’assit devant sa table, la tête dans ses mains, et resta longtemps sans penser. Puis il soupira, et se coucha.

Le lendemain, en se levant, il s’approcha machinalement de la fenêtre, et regarda du côté de la chambre de Sabine. Mais les rideaux étaient clos. Ils le furent, toute la matinée. Ils le furent toujours depuis.