Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 3.djvu/84

Cette page a été validée par deux contributeurs.
Jean-Christophe

renversant la tête en arrière, enfonçant sa bouche dans sa bouche entr’ouverte. Il baisa les lèvres sèches et gercées, il heurta ses dents qui le mordirent de colère. Ses mains couraient sur les bras rudes, sur la chemise trempée de sueur. Elle se débattit. Il serra plus étroitement, il eut envie de l’étrangler. Elle se dégagea, cria, cracha, s’essuya les lèvres avec sa main, et le couvrit d’injures. Il l’avait lâchée, et s’enfuyait à travers champs. Elle lui lançait des pierres, et continuait à décharger sur lui une litanie d’appellations ordurières. Il rougissait, bien moins de ce qu’elle pouvait dire ou penser, que de ce qu’il pensait lui-même. L’inconscience subite de son acte le remplissait de terreur. Qu’avait-il fait ? Qu’allait-il faire ? Ce qu’il en pouvait comprendre ne lui inspirait que dégoût. Et il était tenté par ce dégoût. Il luttait contre lui-même, et il ne savait de quel côté était le vrai Christophe. Une force aveugle l’assaillait, il la fuyait en vain : c’était se fuir soi-même. Que ferait-elle de lui ? Que ferait-il demain…, dans une heure…, le temps seulement de traverser en courant cette terre labourée, d’arriver au chemin ?… Y arriverait-il seulement ? Ne s’arrêterait-il pas, pour revenir en arrière, et courir à cette fille ? Et alors ?… Il se souvenait de la seconde de délire, où il la tenait à la gorge. Tous les actes étaient possibles. Tous les actes se valaient. Un crime même… Oui, même un crime… Le tumulte de son cœur le faisait haleter. Arrivé au chemin, il s’arrêta pour respirer. La fille causait, là-bas, avec une autre fille attirée par ses cris ; et, les poings sur les hanches, elles le regardaient, en riant aux éclats.

Il revint. Il s’enferma chez lui, plusieurs jours, sans bouger. Il ne sortait, même en ville, que quand il y

68