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l’adolescent

sible de travailler : il n’y pensait même plus. Toute société lui était odieuse ; et, plus que toute, celle de ses plus intimes, celle même de sa mère, parce qu’ils prétendaient s’arroger plus de droits sur son âme.

Il quitta la maison, il prit l’habitude de passer les journées au dehors, il ne rentrait qu’à la nuit. Il cherchait la solitude des champs, pour s’y livrer, tout son soûl, comme un maniaque qui ne veut être dérangé par rien, à l’obsession de ses idées fixes. — Mais dans le grand air qui lave, au contact de la terre, cette obsession se détendait, ces idées perdaient leur caractère de spectres. Son exaltation ne diminua point : elle redoubla plutôt ; mais ce ne fut plus un délire dangereux de l’esprit, ce fut une saine ivresse de tout l’être : corps et âme, fous de force.

Il redécouvrit le monde, comme s’il ne l’avait jamais vu. Ce fut une nouvelle enfance. Il semblait qu’une parole magique eût prononcé un : « Sésame, ouvre-toi ! » — La nature flambait d’allégresse. Le soleil bouillonnait. Le ciel liquide coulait comme un fleuve transparent. La terre râlait et fumait de volupté. Les plantes, les arbres, les insectes, les êtres innombrables étaient comme les langues étincelantes du grand feu de la vie qui montait en tournoyant dans l’air. Tout criait de plaisir.

Et cette joie était sienne. Cette force était sienne. Il ne se distinguait point du reste des choses. Jusque là, même dans les jours heureux de l’enfance, où il voyait la nature avec une curiosité ardente et ravie, les êtres lui semblaient de petits mondes fermés, effrayants ou burlesques, sans rapports avec lui, et qu’il ne pouvait comprendre. Était-il même bien sûr qu’ils sentaient,

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