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l’adolescent

arc, qu’une main forcenée tend jusqu’à le briser, — vers quel but inconnu ? — et qu’elle rejette ensuite, comme un morceau de bois mort. De qui était-il la proie ? Il n’osait l’approfondir. Il se sentait vaincu, humilié, et il évitait de regarder en face sa défaite. Il était las et lâche. Il comprenait maintenant ces gens qu’il méprisait jadis : ceux qui ne veulent pas voir la vérité gênante. Dans ces heures de néant, quand le souvenir lui revenait du temps qui passait, du travail abandonné, de l’avenir perdu, il était glacé d’effroi. Mais il ne réagissait point ; et sa lâcheté trouvait des excuses dans l’affirmation désespérée du néant ; il goûtait une amère volupté à s’y abandonner, comme une épave au fil de l’eau. À quoi bon lutter ? Il n’y avait rien, ni beau, ni bien, ni Dieu, ni vie, ni être d’aucune sorte. Dans la rue, quand il marchait, tout à coup la terre lui manquait ; il n’y avait plus ni sol, ni air, ni lumière, ni lui-même ; il n’y avait rien. Il tombait, sa tête l’entraînait, le front en avant ; à peine pouvait-il se retenir, au bord de la chute. Il pensait qu’il allait mourir, subitement, foudroyé. Il pensait qu’il était mort…

Christophe faisait peau neuve. Christophe faisait âme neuve. Et, voyant tomber l’âme usée et flétrie de son enfance, il ne se doutait pas qu’il lui en poussait une nouvelle, plus jeune et plus puissante. Comme on change de corps, au courant de la vie, on change d’âme aussi ; et la métamorphose ne s’accomplit pas toujours lentement, au cours des jours : il y a des heures de crise, où tout se renouvelle d’un coup. L’adulte change d’âme. L’ancienne dépouille meurt. Dans ces heures d’angoisse, l’être croit tout fini. Et tout va commencer. Une vie meurt. Une autre est déjà née.