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Jean-Christophe

l’orchestre, au milieu des musiciens et du public, soudain se creusait un vide dans son cerveau : il regardait avec stupeur les figures grimaçantes qui l’entouraient ; et il ne comprenait plus. Il se demandait :

— Quel rapport y a-t-il entre ces êtres et… ?

Il n’osait même pas dire :

— … et moi.

Car il ne savait plus s’il existait. Il parlait, et sa voix lui semblait sortir d’un autre corps. Il se remuait, et il voyait ses gestes de loin, de haut, — du faîte d’une tour. Il se passait la main sur le front, l’air égaré. Il était tout près d’actes extravagants.

C’était surtout quand il était le plus en vue, quand il était tenu de se surveiller davantage. Par exemple, les soirs où il allait au château, ou quand il jouait en public, il était pris subitement d’un besoin impérieux de faire quelque grimace, de dire une énormité, de tirer le nez au grand-duc, ou de flanquer son pied dans le derrière d’une dame. Il lutta, tout un soir, qu’il conduisait l’orchestre, contre l’envie insensée de se déshabiller en public ; et, du moment qu’il entreprit de repousser cette idée, il en fut hanté ; il lui fallut toute sa force pour n’y point céder. Au sortir de cette lutte imbécile, il était trempé de sueur, et le cerveau vidé. Il devenait vraiment fou. Il lui suffisait de penser qu’il ne fallait pas faire une chose, pour que cette chose s’imposât à lui, avec la ténacité affolante d’une idée fixe.

Ainsi sa vie se passait en une succession de forces démentes et de chutes dans le vide. Un vent furieux dans le désert. D’où venait ce souffle ? Qu’était cette folie ? De quel abîme sortaient ces désirs qui lui tordaient les membres et le cerveau ? Il était comme un

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