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l’adolescent

il tâchait de secouer les pensées immondes et démentes, et il se demandait s’il devenait fou.

Le jour ne le mettait pas à l’abri de ces pensées de brute. Dans ces bas-fonds de l’âme, il se sentait couler : rien à quoi se retenir ; nulle barrière à opposer au chaos. Toutes ses armures, toutes ces forteresses, dont le quadruple rempart l’entourait si fièrement : son Dieu, son art, son orgueil, sa foi morale, tout s’écroulait, se détachait, pièce à pièce, de lui. Il se voyait nu, lié, couché, sans pouvoir faire un mouvement, comme un cadavre sur qui grouille la vermine. Il avait des sursauts de révolte : qu’était devenue sa volonté, dont il était si fier ? Il l’appelait en vain : c’étaient comme les efforts qu’on fait dans le sommeil, lorsqu’on sait que l’on rêve, et qu’on veut s’éveiller. On ne réussit ainsi qu’à rouler de rêve en rêve, comme une masse de plomb, et à sentir plus étouffante l’asphyxie de l’âme enchaînée. À la fin, il trouvait moins pénible de ne pas lutter. Il en prenait son parti, avec un fatalisme apathique et découragé.

Le flot régulier de sa vie semblait interrompu. Tantôt il s’infiltrait dans des crevasses souterraines, où il était près de disparaître ; tantôt il rejaillissait avec une violence saccadée. La chaîne des jours était brisée. Au milieu de la plaine unie des heures s’ouvraient des trous béants, où l’être s’engouffrait. Christophe assistait à ce spectacle, comme s’il lui était étranger. Tout et tous, — et lui-même, — lui devenaient étrangers. Il continuait d’aller à ses affaires, d’accomplir sa tâche, d’une façon automatique ; il lui semblait que la mécanique de sa vie allait s’arrêter d’un instant à l’autre : les rouages étaient faussés. À table avec sa mère et ses hôtes, à

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