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l’adolescent

pas le savoir ; elle se mentait voluptueusement, pendant des jours et des jours, penchée sur son ouvrage. Elle en oubliait de parler ; tout son flot de paroles était rentré en elle, comme un fleuve qui disparaît subitement sous la terre. Mais là, il prenait sa revanche. Quelle débauche de discours, de conversations muettes, que nul n’entendait qu’elle ! Parfois on voyait ses lèvres remuer, comme chez ces gens qui ont besoin, quand ils lisent, d’épeler tout bas les syllabes, afin de les comprendre.

Au sortir de ces rêves, elle était heureuse et triste. Elle savait bien que les choses n’étaient pas comme elle venait de se les raconter ; mais il lui en restait un reflet de bonheur, et elle se remettait à vivre avec plus de confiance. Elle ne désespérait pas de gagner Christophe.

Sans se l’avouer, elle entreprit de le faire. Avec la sûreté d’instinct que donne une grande affection, la fillette maladroite et ignorante sut trouver, du premier coup, le chemin par où elle pouvait atteindre au cœur de son ami. Elle ne s’adressa pas directement à lui. Mais, dès qu’elle fut guérie et qu’elle put de nouveau circuler à travers la maison, elle se rapprocha de Louisa. Le moindre prétexte lui était bon. Elle trouvait mille petits services à lui rendre. Quand elle sortait, elle ne manquait jamais de se charger de ses commissions ; elle lui épargnait les courses au marché, les discussions avec les fournisseurs, elle allait lui chercher l’eau à la pompe de la cour, elle faisait même une partie de son ménage, elle lavait les carreaux, elle frottait le parquet, malgré les protestations de Louisa, confuse de ne pas faire seule sa tâche, mais si lasse,

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