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Jean-Christophe

dessus de la cheminée : elle ne savait plus que penser. Après tout, son grand-père et son père étaient meilleurs juges qu’elle : on ne peut se juger soi-même… Mon Dieu ! si c’était possible !… Si, par hasard…, si, sans qu’elle s’en doutât, si… si elle était jolie !… Peut-être s’exagérait-elle aussi les sentiments peu sympathiques de Christophe. Sans doute, l’indifférent garçon, après les marques d’intérêt qu’il lui avait données, au lendemain de l’accident, ne s’inquiétait plus d’elle ; il oubliait de prendre de ses nouvelles ; mais Rosa l’excusait : il était préoccupé de tant de choses ! comment eût-il pensé à elle ? On ne doit pas juger un artiste, comme les autres hommes…

Pourtant, si résignée qu’elle fût, elle ne pouvait s’empêcher d’attendre, avec un battement de cœur, quand il passait près d’elle, une parole de sympathie. Un seul mot, un regard… : son imagination faisait le reste. Les commencements de l’amour ont besoin de si peu d’aliment ! c’est assez de se voir, de se frôler en passant ; une telle force de rêve ruisselle de l’âme à ces moments, qu’elle peut presque suffire à créer son amour ; un rien la plonge dans des extases, qu’à peine retrouvera-t-elle plus tard, quand, devenue plus exigeante, à mesure qu’elle est plus satisfaite, elle possède enfin l’objet de son désir. — Rosa vivait tout entière, sans que personne en sût rien, dans un roman forgé par elle de toutes pièces : Christophe l’aimait en secret, et n’osait le lui dire, par timidité, ou pour quelque inepte raison, romanesque et romantique, qui plaisait à l’imagination de cette petite oie sentimentale. Elle bâtissait là-dessus des histoires sans fin, d’une absurdité parfaite : elle le savait elle-même, mais elle ne voulait

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