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Jean-Christophe

renversée, une porte brutalement fermée : toutes choses qui déchaînaient contre elle l’indignation de toute la maison. Constamment rabrouée, la petite s’en allait pleurer dans un coin. Ses larmes ne duraient guère. Elle reprenait son air riant et son caquet, sans ombre de rancune contre qui que ce fût.

L’arrivée de Christophe fut un événement considérable dans sa vie. Elle avait souvent entendu parler de lui. Christophe tenait une place dans les potins de la ville : c’était une manière de petite célébrité locale ; son nom revenait souvent dans les entretiens de la maison, surtout au temps où vivait encore le vieux Jean-Michel, qui, fier de son petit-fils, allait chanter ses louanges chez toutes ses connaissances. Rosa avait aperçu une ou deux fois au concert le jeune musicien. Quand elle apprit qu’il viendrait loger chez eux, elle battit des mains. Sévèrement semoncée de ce manque de tenue, elle devint toute confuse. Elle n’y voyait pas malice. Dans une vie aussi uniforme que la sienne, un hôte nouveau était une distraction inespérée. Elle passa les derniers jours avant son arrivée, dans une fièvre d’attente. Elle était dans les transes que la maison ne lui plût pas, et elle s’appliqua à rendre l’appartement avenant, autant qu’il était possible. Elle porta même, le matin de l’emménagement, un petit bouquet de fleurs sur la cheminée, comme souhait de bienvenue. Quant à elle, elle n’avait pris aucun soin pour paraître à son avantage ; et le premier regard que lui jeta Christophe suffit à la lui faire juger laide et mal fagotée. Elle ne le jugea point de même, encore qu’elle aurait eu de bonnes raisons pour cela ; car Christophe, exténué, affairé, mal soigné, était encore plus laid qu’à l’ordi-

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