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Jean-Christophe

musique des musiciens est pauvre auprès de cet océan de musique, où grondaient des milliers d’êtres ; c’est la faune sauvage, le libre monde des sons, auprès du monde domestiqué, catalogué, froidement étiqueté par l’intelligence humaine. Il se perdait dans cette immensité sonore, sans rivages et sans bornes…

Et quand le puissant murmure se fut tu, quand ses derniers frémissements se furent éteints dans l’air, Christophe se réveilla. Il regarda, effaré, autour de lui… Il ne reconnaissait plus rien. Tout était changé autour de lui, en lui. Il n’y avait plus de Dieu…

De même que la foi, la perte de la foi est souvent, elle aussi, un coup de la grâce, une lumière subite. La raison n’y est pour rien ; et il suffit d’un rien : un mot, un silence, un son de cloche. On se promène, on rêve, on ne s’attend à rien. Brusquement, tout s’écroule. On se voit entouré de ruines. On est seul. On ne croit plus.

Christophe épouvanté ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s’était produit. C’était comme, au printemps, la débâcle d’un fleuve…

La voix de Leonhard continuait de résonner, plus monotone que la voix d’un grillon. Christophe ne l’entendait plus, il n’entendait plus rien. La nuit était tout à fait venue. Leonhard s’arrêta. Surpris de l’immobilité de Christophe, inquiet de l’heure avancée, il proposa de rentrer. Christophe ne répondit pas. Leonhard lui prit le bras. Christophe tressaillit, et regarda Leonhard avec des yeux égarés.

— Christophe, il faut revenir, dit Leonhard.

— Va au diable ! cria Christophe avec fureur.

— Mon Dieu ! Christophe, qu’est-ce que je vous ai fait ? demanda peureusement Leonhard, ahuri.

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