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l’adolescent

mort, — que c’est, chez un plus petit nombre, une extase passionnée… (Combien de temps dure-t-elle ?)… Mais, chez la plupart des hommes, n’est-ce pas trop souvent le froid raisonnement d’âmes plus éprises de leur tranquillité, que du bonheur des autres, ou de la vérité ? Et si les cœurs sincères en ont conscience, combien ils doivent souffrir de cette profanation de leur idéal !…

Leonhard, tout heureux, exposait maintenant la beauté et l’harmonie du monde, vu du haut de son perchoir divin : en bas, tout était sombre, injuste, douloureux ; d’en haut, tout devenait clair, lumineux, ordonné ; le monde était semblable à une boîte d’horlogerie, parfaitement réglée…

Christophe n’écoutait plus que d’une oreille distraite. Il se demandait : « Croit-il, ou bien croit-il qu’il croit ? » Cependant sa propre foi, son désir passionné de foi, n’en était pas ébranlé. Ce n’était pas la médiocrité d’âme et les pauvres arguments d’un sot comme Leonhard, qui pouvaient y porter atteinte…

La nuit descendait sur la ville. Le banc, où ils étaient assis, était dans l’ombre ; les étoiles s’allumaient, une buée blanche montait du fleuve, les grillons bruissaient sous les arbres du cimetière. Les cloches se mirent à sonner : la plus aiguë d’abord, toute seule, comme un oiseau plaintif, interrogea le ciel ; puis la seconde, une tierce au-dessous, se mêla à sa plainte ; enfin vint la plus grave, à la quinte, qui semblait leur donner la réponse. Les trois voix se fondirent. C’était, au pied des tours, le bourdonnement d’une ruche grandiose. L’air et le cœur tremblaient. Christophe, retenant son souffle, pensait combien la

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