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Jean-Christophe

existera, parce que je voudrai qu’il existe ! Ainsi, la mort n’existera plus, parce qu’il me plaira de la nier !… Hélas !… Comme la vie est facile à ceux qui n’ont pas le besoin de voir la vérité, à ceux qui ont le pouvoir de la voir comme ils désirent, et de se fabriquer des rêves complaisants, où dormir douillettement ! Dans un tel lit Christophe était bien sûr de ne dormir jamais…

Leonhard continuait à parler. Il s’était rabattu sur son sujet de prédilection : les charmes de la vie contemplative ; et sur ce terrain sans danger, il ne tarissait plus. De sa voix monotone qui tremblait de plaisir, il disait les joies de la vie en Dieu, en dehors, au-dessus du monde, loin du bruit, dont il parlait avec un accent inattendu de haine (il le détestait presque autant que Christophe), loin des violences, loin des railleries, loin des petites misères dont on souffre, chaque jour, dans le nid chaud et sûr de la foi, d’où l’on contemple en paix les malheurs du monde étranger et lointain. Christophe, en l’écoutant parler, perçait l’égoïsme de cette foi. Leonhard en eut le soupçon ; il se hâta de s’expliquer. Ce n’était pas une vie d’oisiveté que la vie de contemplation. Au contraire ; on agit plus par la prière que par l’action ; que serait le monde sans la prière ? On expie pour les autres, on se charge de leurs fautes, on leur offre ses mérites, on intercède entre le monde et Dieu.

Christophe l’écoutait en silence, avec une hostilité croissante. Il sentait chez Leonhard l’hypocrisie de ce renoncement. Il n’était pas assez injuste pour la prêter à tous ceux qui croient. Il savait bien que cette abdication de la vie est chez un petit nombre une impossibilité de vivre, un désespoir poignant, un appel à la

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