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l’adolescent

Dieu autorisât le malheur et l’injustice. Ces difficultés l’occupaient d’ailleurs fort peu. Au fond, il était trop religieux pour penser beaucoup à Dieu. Il vivait en Dieu, il n’avait pas besoin d’y croire. Cela est bon pour ceux qui sont faibles, ou affaiblis, pour les vies anémiques. Ils aspirent à Dieu, comme la plante au soleil. Le mourant s’accroche à la vie. Mais celui qui porte en lui le soleil et la vie, qu’irait-il les chercher hors de lui ?

Christophe ne se fût probablement jamais préoccupé de ces questions, s’il avait vécu seul. Mais les obligations de la vie sociale l’obligeaient à fixer sa pensée sur ces problèmes puérils et oiseux, qui tiennent une place disproportionnée dans le monde, et où il faut prendre parti, puisqu’on s’y heurte à chaque pas. Comme si une âme saine, généreuse, débordante de force et d’amour, n’avait pas mille choses plus pressées à faire, que de s’inquiéter si Dieu existe ou non !… Si encore il ne s’agissait que de croire à Dieu ! Mais il faut croire à un Dieu, de telles dimensions et de telle forme, de telle couleur et de telle race ! Pour cela, Christophe n’y songeait même pas. Jésus ne tenait presque aucune place dans ses pensées. Ce n’était pas qu’il ne l’aimât point : il l’aimait, quand il pensait à lui ; mais il ne pensait jamais à lui. Il se le reprochait parfois, il s’en chagrinait, il ne comprenait pas pourquoi il ne s’y intéressait pas davantage. Pourtant il pratiquait, tous les siens pratiquaient, son grand-père lisait sans cesse la Bible ; lui-même suivait régulièrement la messe ; il la servait, en quelque sorte, puisqu’il était organiste ; et il s’appliquait à sa tâche avec une conscience exemplaire. Mais il eût été bien embarrassé,

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