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l’adolescent

il était disposé à le critiquer, — puisqu’il ne le connaissait pas. S’il avait de la sympathie pour Christophe, c’est parce qu’il croyait que cet enfant misanthrope trouvait la vie mauvaise, comme lui, et d’ailleurs était sans génie. Rien ne rapproche de petites âmes souffreteuses et mécontentes, comme la constatation de leur commune impuissance. Rien non plus ne contribue davantage à rendre le goût de la santé et de la vie à ceux qui sont sains et faits pour vivre, que le contact de ce sot pessimisme de médiocres et de malades, qui, parce qu’ils ne sont pas heureux, nient le bonheur des autres. Christophe en fit l’épreuve. Ces pensées moroses lui étaient pourtant familières ; mais il s’étonnait de les retrouver dans la bouche de Vogel, et de ne les plus reconnaître : bien plus, elles lui devenaient hostiles ; il en était blessé.

Il était bien plus révolté encore par les façons d’Amalia. La brave femme ne faisait après tout qu’appliquer les théories de Christophe sur le devoir. Elle avait à tout propos ce mot à la bouche. Elle travaillait sans relâche, et voulait que chacun travaillât comme elle. Ce travail n’avait pas pour but de rendre les autres et elle-même plus heureux : au contraire. On pouvait presque dire qu’il avait pour principal objet, d’être une gêne pour tous, et de rendre la vie le plus désagréable possible, afin de la sanctifier. Rien n’aurait pu la décider à interrompre, un seul moment, le saint office du ménage, cette sacro-sainte institution, qui prend chez tant de femmes la place de tous les autres devoirs moraux et sociaux. Elle se serait crue perdue, si elle n’avait, aux mêmes jours, aux mêmes heures, frotté le parquet, lavé les carreaux, fait briller les

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