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Jean-Christophe

en extase, et les larmes lui venaient aux yeux, moins pour le plaisir qu’il y goûtait que pour celui qu’il y avait jadis goûté. Christophe finit par prendre ces airs en horreur, bien que certains d’entre eux, comme l’Adélaïde, de Beethoven, lui fussent chers : le vieux en fredonnait constamment les premières mesures, et ne manquait pas de déclarer que « cela, c’était de la musique », la comparant avec mépris à « toute cette sacrée musique moderne, qui n’a pas de mélodie ». — Il est vrai qu’il n’en connaissait rien.

Son gendre, plus instruit, se tenait au courant du mouvement artistique ; mais c’était encore pis ; car il apportait dans ses jugements un esprit de dénigrement perpétuel. Il ne manquait pourtant ni de goût, ni d’intelligence ; mais il ne pouvait prendre son parti d’admirer ce qui était moderne. Il eût tout aussi bien dénigré Mozart et Beethoven, s’ils eussent été de son temps, et reconnu le mérite de Wagner ou de Richard Strauss, s’ils eussent été morts depuis un siècle. Son instinct chagrin se refusait à admettre qu’il pût y avoir encore aujourd’hui, de son vivant, des grands hommes vivants : cette pensée lui déplaisait. Il était si aigri de sa vie manquée, qu’il tenait à se persuader qu’elle était manquée pour tous, qu’il n’en pouvait être autrement, et que ceux qui croyaient le contraire, ou qui le prétendaient, étaient de deux choses l’une : des nigauds ou des farceurs.

Aussi ne parlait-il de toute célébrité nouvelle, que sur un ton d’amère ironie ; et, comme il n’était point sot, il ne manquait pas d’en découvrir, dès le premier coup d’œil, les côtés faibles et ridicules. Tout nom nouveau le mettait en défiance ; avant d’en rien connaître,

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