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l’adolescent

années n’altéraient point, et qui renaissait avec chaque matin. Il n’avait pas assez de talent pour utiliser ce don ; mais combien de gens de talent auraient pu le lui envier ! La plupart des hommes meurent à vingt ou trente ans : passé cet âge, ils ne sont plus que leur propre reflet ; le reste de leur vie s’écoule à se singer eux-mêmes, à répéter d’une façon de jour en jour plus mécanique et plus grimaçante ce qu’ils ont dit, fait, pensé, ou aimé, au temps où ils étaient.

Il y avait si longtemps que le vieux Euler avait été, et il avait été si peu, que ce qui restait de lui maintenant était bien pauvre et un peu ridicule. En dehors de son ancien métier et de sa vie de famille, il ne savait rien, et ne voulait rien savoir. Il avait sur toutes choses des idées toutes faites qui dataient de son adolescence. Il prétendait se connaître aux arts ; mais il s’en tenait à certains noms consacrés, au sujet desquels il ne manquait pas de rééditer des formules emphatiques : tout le reste était nul et non avenu. Quand on lui parlait d’artistes modernes, il n’écoutait point, et parlait d’autre chose. Il se disait passionné de musique, et demandait à Christophe de jouer. Mais dès que Christophe, qui y avait été pris une ou deux fois, commençait à jouer, le vieux commençait à causer, tout haut, avec sa bru, comme si la musique redoublait son intérêt pour tout ce qui n’était pas la musique. Christophe exaspéré se levait au milieu du morceau : personne ne le remarquait. Il n’y avait que quelques vieux airs, — trois ou quatre, — les uns très beaux, les autres très laids, mais tous également consacrés, qui avaient le privilège d’obtenir un silence relatif et une approbation absolue. Dès les premières notes, le vieux tombait

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