Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 3.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
Jean-Christophe

habitudes naturelles ou acquises, toutes celles de son métier lui avaient donné quelque chose de méticuleux et de chagrin, qui se retrouvait à quelque degré chez chacun de ses enfants.

Son gendre, Vogel, employé à la chancellerie du palais, avait une cinquantaine d’années. Grand, fort, tout à fait chauve, des lunettes d’or collées aux tempes, et d’assez bonne mine, il se croyait malade, et sans doute l’était, bien qu’il n’eût évidemment pas tous les maux qu’il se prêtait, mais l’esprit aigri par la niaiserie de son métier, et le corps un peu ruiné par sa vie sédentaire. Très laborieux d’ailleurs, non sans mérite, ayant même une certaine culture, il était victime de l’absurde vie moderne, et comme tant d’employés enchaînés à leurs bureaux, succombait au démon de l’hypocondrie. Un de ces malheureux, que Gœthe appelait « ein trauriger ungriechischer Hypochondrist » — « un hypocondre morose et pas grec », — et qu’il plaignait, mais qu’il avait bien soin de fuir.

Amalia ne faisait ni l’un, ni l’autre. Robuste, bruyante et active, elle ne s’apitoyait pas sur les jérémiades de son mari ; elle le secouait rudement. Mais à vivre toujours ensemble, nulle force ne résiste ; et quand, dans un ménage, l’un des deux est neurasthénique, il y a de grandes chances pour que, quelques années après, ils le soient tous les deux. Amalia avait eu beau crier contre Vogel, elle avait beau continuer de crier, par habitude et par besoin : l’instant d’après, elle gémissait plus fort que lui sur son état ; et, passant sans transition des rebuffades aux lamentations, elle ne lui faisait aucun bien ; elle décuplait au contraire son mal, en donnant à des niaiseries un retentissement assourdissant. Elle finis-

20