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l’adolescent

des avantages de la maison, de l’heure où passait le laitier, de l’heure où elle se levait, des divers fournisseurs et des prix qu’elle payait. Elle ne la lâchait point, qu’elle n’eût tout expliqué. Louisa, assoupie, s’efforçait de témoigner de l’intérêt à ces renseignements ; mais les remarques qu’elle se hasardait à faire témoignaient qu’elle n’avait rien compris, et provoquaient, avec les exclamations indignées d’Amalia, un redoublement d’informations. Le vieux greffier Euler expliquait à Christophe les difficultés de la carrière musicale. L’autre voisine de Christophe, Rosa, la fille d’Amalia, parlait sans s’arrêter, depuis le commencement du repas, avec une volubilité telle, qu’elle n’avait pas le temps de respirer : elle perdait haleine au milieu d’une phrase ; mais elle reprenait aussitôt. Vogel, morne, se plaignait de ce qu’il mangeait. Et c’était à ce sujet des discussions passionnées. Amalia, Euler, la petite, interrompaient leurs discours, pour prendre part au débat ; et il s’élevait des controverses sans fin sur la question de savoir s’il y avait trop de sel dans le ragoût, ou pas assez : ils se prenaient à témoin les uns les autres ; et, naturellement, pas un avis n’était semblable à l’autre. Chacun méprisait le goût de son voisin, et croyait le sien seul sain et raisonnable. On aurait pu discuter là-dessus jusqu’au Jugement Dernier.

Mais, à la fin, tous s’entendirent pour gémir en commun sur la méchanceté des temps. Ils s’apitoyèrent affectueusement sur les chagrins de Louisa et de Christophe, dont ils louèrent, en termes qui le touchèrent, la conduite courageuse. Ils se complurent à rappeler non seulement les malheurs de leurs hôtes, mais les leurs, et ceux de leurs amis et de tous ceux qu’ils connais-

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