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l’adolescent

— Sois pieux devant le jour qui se lève. Ne pense pas à ce qui sera dans un an, dans dix ans. Pense à aujourd’hui. Laisse tes théories. Toutes les théories, vois-tu, même celles de vertu, sont mauvaises, sont sottes, font le mal. Ne violente pas la vie. Vis aujourd’hui. Sois pieux envers chaque jour. Aime-le, respecte-le, ne le flétris pas surtout, ne l’empêche pas de fleurir. Aime-le, même quand il est gris et triste, comme aujourd’hui. Ne t’inquiète pas. Vois. C’est l’hiver maintenant. Tout dort. La bonne terre se réveillera. Il n’y a qu’à être une bonne terre, et patiente comme elle. Sois pieux. Attends. Si tu es bon, tout ira bien. Si tu ne l’es pas, si tu es faible, si tu ne réussis pas, eh bien, il faut encore être heureux ainsi. C’est sans doute que tu ne peux davantage. Alors, pourquoi vouloir plus ? Pourquoi te chagriner de ce que tu ne peux pas faire ? Il faut faire ce qu’on peut… Als ich kann.

— C’est trop peu, dit Christophe, en faisant la grimace.

Gottfried rit amicalement :

— C’est plus que personne ne fait. Tu es un orgueilleux. Tu veux être un héros. C’est pour cela que tu ne fais que des sottises… Un héros !… Je ne sais pas trop ce que c’est ; mais, vois-tu, j’imagine : un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas.

— Ah ! soupira Christophe, à quoi bon vivre alors ? Cela n’en vaut pas la peine. Il y a pourtant des gens qui disent que « vouloir c’est pouvoir » !…

Gottfried rit de nouveau, doucement :

— Oui ?… Eh bien, ce sont de grands menteurs, mon petit. Ou ils ne veulent pas grand chose…

Ils étaient arrivés au sommet de la colline, ils s’em-

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