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Jean-Christophe

taisant. Et comme Christophe l’interpellait, Gottfried l’appela encore Melchior. Cette fois, Christophe lui demanda :

— Ah çà ! qu’est-ce que tu as à m’appeler Melchior ? Je m’appelle Christophe, tu le sais bien. As-tu oublié mon nom ?

Gottfried, sans s’arrêter, leva les yeux vers lui, le regarda, secoua la tête, et dit froidement :

— Non, tu es Melchior, je te reconnais bien.

Christophe s’arrêta, atterré. Gottfried continuait de trottiner, Christophe le suivit, sans répliquer. Il était dégrisé. En passant près de la porte d’un café-concert, il alla aux mornes glaces qui reflétaient les becs de gaz de l’entrée et les pavés déserts, il se regarda : il reconnut Melchior. Il rentra, bouleversé.

Il passa la nuit, — une nuit d’angoisse, — à s’interroger, à se fouiller l’âme. Il comprenait maintenant. Oui, il reconnaissait les instincts et les vices qui avaient levé en lui : ils lui faisaient horreur. Il songea à la veillée funèbre, auprès de Melchior mort, aux engagements pris, et il repassa en revue sa vie, depuis : il les avait tous trahis. Qu’avait-il fait depuis un an ? Qu’avait-il fait pour son Dieu, pour son art, pour son âme ? Qu’avait-il fait pour son éternité ? Pas un jour qui n’eût été perdu, gâché, souillé. Pas une œuvre, pas une pensée, pas un effort durable. Un chaos de désirs se détruisant l’un l’autre. Vent, poussière, néant… Que lui avait servi de vouloir ? Il n’avait rien fait de ce qu’il avait voulu. Il avait fait le contraire de ce qu’il avait voulu, n’était devenu ce qu’il ne voulait pas être : voilà le bilan de sa vie.

Il ne se coucha point. Vers six heures du matin — il

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