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l’adolescent

Christophe retournait à ses affaires ; mais, dès qu’il avait un instant de liberté, il revenait, il s’introduisait en cachette chez lui, il montait sur la pointe des pieds dans sa chambre ou au grenier. Alors il fermait la porte, il s’asseyait dans un coin, sur une vieille malle, ou sur le rebord de la fenêtre, et il restait là sans penser, se remplissant du bourdonnement indéfinissable de la vieille maison qui tressaillait au moindre pas. Son cœur tremblait comme elle. Il épiait anxieusement les souffles les plus légers du dedans et du dehors, les craquements du plancher, les bruits imperceptibles et familiers : il les reconnaissait tous. Il perdait conscience, sa pensée était envahie par les images du passé ; il ne sortait de son engourdissement qu’au son de l’horloge de Saint-Martin, qui lui rappelait qu’il était temps de repartir.

À l’étage au-dessous, le pas de Louisa allait et venait doucement. Pendant des heures, on ne l’entendait plus ; elle ne faisait aucun bruit. Christophe tendait l’oreille. Il descendait, un peu inquiet, comme on le reste longtemps, après un grand malheur. Il entr’ouvrait la porte : Louisa lui tournait le dos ; elle était assise devant un placard, au milieu d’un fouillis de choses ; des chiffons, de vieux effets, des objets dépareillés, des souvenirs qu’elle avait sortis, sous prétexte de les ranger. Mais la force lui manquait : chacun lui rappelait quelque chose ; elle le tournait et le retournait entre ses doigts, et elle se mettait à rêver ; l’objet s’échappait de ses mains ; elle restait, des heures, les bras pendants, affaissée sur sa chaise, et perdue dans une torpeur douloureuse.

La pauvre Louisa passait maintenant la meilleure partie de sa vie dans le passé, — ce triste passé, qui

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