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Jean-Christophe

de ce qu’il était, — de ce qu’il serait, un jour ; et il traversait une phase de découragement et de dégoût tels, qu’au lieu d’être réveillé par cette menace, elle achevait de l’abattre.

Il se fût perdu, s’il avait pu l’être. Par bonheur, il avait, comme les êtres de son espèce, un ressort, et un recours contre la destruction, que les autres n’ont pas : sa force d’abord, son instinct de vivre, de ne pas se laisser mourir, plus intelligent que son intelligence, plus fort que sa volonté. Et il avait aussi, à son insu, l’étrange curiosité de l’artiste, cette impersonnalité passionnée, que porte en lui tout être doué vraiment du pouvoir créateur. Il avait beau aimer, souffrir, se donner tout entier à toutes ses passions : il les voyait. Elles étaient en lui, mais elles n’étaient pas lui. Une myriade de petites âmes gravitaient obscurément en lui, vers un point fixe, inconnu et certain : tel, le monde planétaire qu’aspire dans l’espace un gouffre mystérieux. Cet état perpétuel de dédoublement inconscient se manifestait surtout dans les moments vertigineux, où la vie quotidienne s’endort, et où surgit des abîmes du sommeil et de la nuit le regard du sphinx, la face multiforme de l’Être. Surtout depuis un an, Christophe était obsédé par des rêves, où il sentait nettement, dans une même seconde, avec une illusion absolue, qu’il était à la fois plusieurs êtres différents, souvent lointains, séparés par des pays, par des mondes, par des siècles. Dans l’état de veille, Christophe en conservait le trouble hallucinant, sans avoir le souvenir de ce qui l’avait causé. C’était comme la fatigue d’une idée fixe disparue, dont la trace persiste, sans qu’on puisse la comprendre. Mais tandis que son âme se de-

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