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l’adolescent

de porter sournoisement un coup de pioche aux réputations usurpées des grands hommes du jour. Les femmes ne trouvaient pas grâce davantage devant lui ; il aimait, en plaisantant, à redire à leur propos un vieux mot de moine misogyne, dont Christophe goûtait, en ce moment, mieux que quiconque, l’âpreté :

« Femina mors animae ».

Dans son désarroi, Christophe trouva quelque distraction à causer avec Friedemann. Il le jugeait, il ne pouvait se plaire longtemps à cet esprit de persiflage vulgaire : ce ton de raillerie et de négation constante ne tardait pas à devenir irritant, et sentait l’impuissance ; mais il soulageait de la bêtise suffisante des Philistins. Tout en méprisant au fond son compagnon, Christophe ne pouvait plus se passer de lui. On les voyait toujours ensemble, attablés avec des personnages déclassés et douteux, de la société de Friedemann, et qui valaient encore moins cher que lui. Ils jouaient, ils péroraient, ils buvaient pendant des soirs entiers. Christophe se réveillait, tout à coup, au milieu de l’écœurante odeur de charcuterie et de tabac ; il regardait ceux qui l’entouraient, avec des yeux égarés : il ne les reconnaissait plus ; il pensait avec angoisse :

— Où est-ce que je suis ? Qu’est-ce que ces gens ? Qu’ai-je à faire avec eux ?

Leurs propos et leurs rires lui donnaient la nausée. Mais il n’avait pas la force de les quitter ; il avait peur de rentrer chez lui, de se retrouver seul, en face de son âme, de ses désirs et de ses remords. Il se perdait, il savait qu’il se perdait ; il cherchait, — il voyait dans Friedemann, avec une lucidité cruelle, l’image dégradée

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