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Jean-Christophe

comprendre. En dépit de son besoin d’affection et d’estime, il eût étouffé dans une vie médiocre et renfermée, sans joie, sans peine, et sans air. Ils eussent souffert tous deux. Ils eussent souffert tous deux de se faire souffrir. La mauvaise chance qui les sépara, fut donc, en fin de compte, une bonne chance, peut-être, comme il arrive souvent, — comme il arrive toujours, — à ceux qui sont forts et qui durent.

Mais, sur l’instant, ce fut une grande tristesse et un grand malheur pour eux. Pour Christophe surtout. Cette intolérance de vertu, cette étroitesse de cœur, qui parfois semble priver totalement d’intelligence ceux qui en ont le plus, et de bonté ceux qui sont les meilleurs, l’irrita, le blessa, le rejeta pour protester dans une vie plus libre.

Au cours de ses flâneries avec Ada dans les guinguettes des environs, il avait fait connaissance avec quelques bons garçons, — des bohêmes, dont l’insouciance et la liberté de façons ne lui avait pas trop déplu. Un d’entre eux, Friedemann, musicien comme lui, organiste, d’une trentaine d’années, ne manquait pas d’esprit, et connaissait bien son métier, mais il était d’une paresse incurable, et plutôt que de faire le moindre effort pour sortir de sa médiocrité, il se fût laissé mourir de faim, sinon peut-être de soif. Il se consolait de son indolence, en disant du mal de ceux qui s’agitent dans la vie, Dieu sait pourquoi ; et ses railleries, un peu lourdes, ne laissaient point de faire rire. Plus libre que ses confrères, il ne craignait pas, — bien timidement encore, avec des clignements d’yeux et des sous-entendus, — de fronder les gens en place ; il était même capable de ne pas avoir en musique des opinions toutes faites, et

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