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l’adolescent

une fois goûté, il fallait quelque autre passion, fût-ce la passion contraire : la passion du mépris, de l’orgueilleuse pureté, de la foi dans la vertu. — Elles ne suffisaient pas, elles ne suffisaient plus à assouvir sa faim ; elles n’étaient qu’un aliment d’un instant. Sa vie était une suite de réactions violentes, — des sauts d’un extrême à l’autre. Tantôt il la voulait ployer aux règles d’un ascétisme inhumain : ne mangeant plus, buvant de l’eau, se tuant le corps de marches, de fatigues, de veilles, se refusant tout plaisir. Tantôt il se persuadait que la force est la vraie morale chez les gens de sa sorte ; et il se lançait à la chasse de la joie. Dans l’un et l’autre cas, il était malheureux. Il ne pouvait plus être seul. Il ne pouvait plus ne plus l’être.

L’unique salut pour lui, c’eût été de trouver une vraie amitié, — celle de Rosa peut-être : il s’y fût réfugié. Mais la brouille était complète entre les deux familles. Ils ne se voyaient plus. Une seule fois, Christophe avait rencontré Rosa. Elle sortait de la messe. Il avait hésité à l’aborder ; et elle, de son côté, avait fait, en le voyant, un mouvement pour venir à sa rencontre ; mais quand il voulut aller à elle, au travers du flot de fidèles qui descendaient les marches, elle détourna les yeux ; et quand il fut près d’elle, elle le salua froidement, et passa. Il sentait dans le cœur de la jeune fille un mépris intense et glacé. Et il ne sentait pas qu’elle l’aimait toujours, et eût voulu le lui dire ; mais elle se le reprochait, comme une faute et une sottise ; elle croyait Christophe mauvais et corrompu, plus loin d’elle que jamais. Ainsi ils se perdirent l’un l’autre pour toujours. Et ce fut peut-être un bien, pour l’un comme pour l’autre. En dépit de sa bonté, elle n’était pas assez vivante pour le

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