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Jean-Christophe

désir de se venger. Il la regarda avec une figure convulsée de douleur :

— Gueuse, dit-il accablé, tu ne sais pas tout le mal que tu fais…

Elle voulut le retenir. Il s’enfuit à travers bois, crachant son dégoût de ces ignominies, de ces cœurs de boue, et de l’incestueux partage, auquel ils avaient prétendu l’amener. Il pleurait, il tremblait, il sanglotait de dégoût. Il avait horreur d’elle, d’eux tous, de lui-même, de son corps et de son cœur. Un ouragan de mépris se déchaînait en lui : depuis longtemps, il se préparait ; tôt ou tard, la réaction devait venir contre la bassesse des pensées, les compromis avilissants, l’atmosphère fade et empestée, où il vivait depuis quelques mois ; mais le besoin d’aimer, le besoin de se tromper sur ce qu’il aimait, avait retardé la crise tant qu’il avait été possible. Elle éclatait tout d’un coup : et c’était mieux, ainsi. C’était un grand souffle d’air et d’âpre pureté, une bise glacée qui balayait les miasmes. Le dégoût avait tué, d’un coup, l’amour de Ada.

Si Ada avait cru établir plus solidement par cet acte sa domination sur Christophe, cela prouvait, une fois de plus, son inintelligence grossière de celui qui l’aimait. La jalousie, qui attache les cœurs souillés, ne pouvait que révolter une nature jeune, orgueilleuse et pure, comme celle de Christophe. Mais ce qu’il ne pardonnait pas surtout, ce qu’il ne pardonnerait jamais, c’était que cette trahison n’était pas chez Ada le fait d’une passion, à peine d’un de ces caprices absurdes et dégradants, mais souvent irrésistibles, auxquels la raison féminine a peine quelquefois à ne pas céder. Non, — il comprenait maintenant, — c’était chez elle un désir

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