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Jean-Christophe

avoir essayé de deux ou trois métiers, il s’était engagé sur un des bateaux du Rhin, qui font le service entre Mayence et Cologne ; et il ne reparaissait que quand il avait besoin d’argent. Christophe restait donc seul avec sa mère dans la maison trop grande ; et l’exiguïté des ressources, le paiement de certaines dettes qui s’étaient découvertes après la mort du père, les avaient décidés, quelque peine qu’ils en eussent, à chercher un autre logement plus humble et moins coûteux.

Ils trouvèrent un petit étage, — deux ou trois chambres au second étage d’une maison de la rue du Marché. Le quartier était bruyant, au centre de la ville, loin du fleuve, loin des arbres, loin de la campagne et de tous les lieux familiers. Mais il fallait consulter la raison, et non le sentiment ; et Christophe trouvait là une belle occasion de satisfaire à son besoin chagrin de mortification. D’ailleurs, le propriétaire de la maison, le vieux greffier Euler, était un ami de grand-père, il connaissait toute la famille : c’était assez pour décider Louisa, perdue dans sa maison vide, et irrésistiblement attirée vers ceux qui avaient pu connaître les êtres qu’elle avait aimés.

Ils se préparèrent au départ. Ils savourèrent longuement l’amère mélancolie des derniers jours passés au foyer triste et cher que l’on quitte pour jamais. Ils osaient à peine échanger leur douleur ; ils en avaient honte, ou peur. Chacun pensait qu’il ne devait pas montrer sa faiblesse à l’autre. À table, tous deux seuls dans une lugubre pièce aux volets demi-clos, ils n’osaient pas élever la voix, ils se hâtaient de manger et évitaient de se regarder, par crainte de ne pouvoir cacher leur trouble. Ils se séparaient aussitôt après.

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