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Jean-Christophe

faisaient grand tapage. Christophe le vit aussi, et rougit. Ernst joua la discrétion, et passa sans l’aborder.

Christophe fut fort gêné de cette rencontre : elle lui faisait sentir plus vivement dans quelle société il se trouvait ; et il lui était pénible que son frère l’y vît : non seulement, parce qu’il perdait désormais le droit de juger la conduite de Ernst, mais parce qu’il avait de ses devoirs de frère aîné une idée très haute, très naïve, un peu archaïque, et qui eût semblé ridicule à beaucoup de gens : il pensait qu’en manquant à ces devoirs, comme il faisait, il se dégradait à ses propres yeux.

Le soir, quand ils se retrouvèrent dans la chambre commune, il attendit que Ernst fît une allusion à ce qui s’était passé. Mais Ernst se taisait prudemment, et attendait aussi. Alors, tandis qu’ils se déshabillaient, Christophe se décida à parler de son amour. Il était si troublé qu’il n’osait pas regarder Ernst ; et, par timidité, il affectait la brusquerie dans sa façon de parler. Ernst ne l’aidait en rien ; il restait muet, ne le regardait pas non plus, mais ne l’en voyait pas moins ; et il ne perdait rien de ce que la gaucherie de Christophe et ses paroles maladroites avaient de comique. À peine si Christophe osa nommer Ada ; et le portrait qu’il en fit aurait pu convenir aussi bien à toutes les femmes aimées. Mais il parla de son amour ; et s’abandonnant peu à peu au flot de tendresse dont son cœur était plein, il dit quel bienfait c’était d’aimer, combien il était misérable avant d’avoir rencontré cette lumière dans sa nuit, et que la vie n’était rien sans un cher et profond amour. L’autre écoutait gravement ; il répondit avec tact, ne fit aucune question ; mais une poignée de main émue montra qu’il sentait comme Christophe. Ils échangèrent

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